Eric R.

Conseillé par (Libraire)
23 août 2023

Une grande fresque contemporaine

C’est une ombre, ou plutôt une silhouette, qui vous accompagne tout au long de la lecture de ce beau roman. Droite, velue, imposante elle se dresse devant vous pour signifier sa présence vivante. Plus sûrement elle s’impose derrière votre dos, vos épaules, guettant vos réactions, invisible à votre regard, mais omniprésente. L’ourse est la clé de voute de cette histoire. D’abord parce que au coeur de ces Pyrénées elle a longtemps fait figure de symbole, une figure naturelle qui parfois pouvait mener de l’autre côté de l’Atlantique comme ce fut le cas pour Jules à la fin du XIX ème siècle. Muni d’un passeport de dresseur d’ours, de saltimbanque il s’embarque pour Londres, New-York ou Montevideo. On va le suivre par intermittence jusqu’à sa tombe, symbole d’un vieux rapport au vivant. Ensuite, parce que deux cents ans plus tard, l’ourse est revenue, réimplantée par l’homme, suscitant désormais dans les hameaux de la vallée les tensions et les passions.
Parmi ces habitants du village, deux personnages émergent et vont nous raconter alternativement six mois de transhumance et d’estive. Gaspard, revenu à ses origines entrecoupées d’années citadines, est berger. Il remonte cette année avec plus de huit cents brebis après un drame survenu la saison précédente. Il se doit à lui même de repartir, pour ne pas faire de la montagne et des ours, une peur éternelle.
Alma, est là depuis moins longtemps. Jeune éthologue, elle a pour objectif d’étudier le comportement des ours et d’apporter des solutions aux éventuelles prédations commises. Entre eux deux, les habitants du village, ceux qui comme la plupart des éleveurs, refusent la réimplantation de l’animal sauvage, ceux qui l’acceptent du bout des lèvres, et ceux qui ne disent rien mais n’en pensent pas moins. Les tensions s’exacerbent mais ne s’expriment jamais pleinement. Ainsi se crée une forme paradoxale de huis clos dans le plus vaste espace possible, celui de la montagne qui obéit en rechignant aux exigences des hommes et subit le réchauffement climatique.
L’écriture de Clara Arnaud embrase et embrasse notre monde d’aujourd’hui évitant les clichés et donne à la nature le premier rôle, celui de la beauté empreinte parfois de la violence.

« Ici, il y a du sang et des tripes, de la beauté, ça va ensemble ! Tu le sais! ».

Décrivant ce paradoxe éternel, elle écrit un roman qui a la force des montagnes qui se dressent et constituent la toile de fond magnifique d’une histoire où le bien et le mal, le noir et le blanc, se côtoient, se mélangent. A un énorme travail documentaire sur le terrain, se superpose une langue poétique magnifique qui nous emmène sac à dos, sur les chemins pierreux offrant une vue unique sur le mont Calme. On chemine sur les sentiers escarpés, bravant le brouillard ou la canicule, randonneur témoin du climat modifié qui bouleverse la vie et l’instinct des animaux. On partage les préoccupations scientifiques de Alma, l’humanité éternelle de Jean, le berger de 80 ans qui prépare sa mort au pied du vieux hêtre noueux.

Roman écologiste sans le revendiquer, roman sociétal sans l’écrire, roman amoureux sans le dire, roman documentaire sans le montrer, roman féministe sans le clamer, ce récit est un peu tout cela. Il nous redit comme l’écrit le poète arménien Hovhannès Chiraz, dont un vers donne le titre au roman, que:

« Eternels nous sommes comme vos montagnes
Et vous passerez comme des vents fous ».

Le vent de la folie qui pousse les hommes vers la chute du pierrier, tout en bas, au fond de la combe. Sans plus jamais pouvoir remonter.

23,80
Conseillé par (Libraire)
17 août 2023

Un nouvel inspecteur atypique

Après le succès des deux premiers romans de Piergiorgio Pulixi aux éditions Gallmeister, dont le magnifique « L’Ile des Ames », on pouvait s'attendre à ce que l'écrivain italien poursuive ses polars avec ses deux enquêtrices atypiques, Mara Rais et Eva Croce. Prévision erronée car étonnamment le bandeau rouge de couverture annonce qu’il s’agit là de « la première enquête de Vito Strega ».

Pourtant le patronyme de Vito Strega n’est pas anodin, le lecteur attentif se rappellera que son nom apparait comme criminologue dans le dernier roman paru en France. C’est donc bien lui, à l’évocation jusqu’alors énigmatique, qui va occuper le devant de la scène abandonnée par les deux enquêtrices.

Original il l’est à sa manière. d’abord par sa prestance et présence physique imposante, qui lui confèrent un charme indéniable auprès des femmes qu’il côtoie. Un mètre quatre vingt quinze et une silhouette qui rappelle Maigret. Tel est ainsi le paradoxe de ce policier, totalement hors normes, mais qui par son originalité apparente rejoint nombre d’enquêteurs, archétypes des dernières décennies. Comme le flic norvégien Harry Hole de Jo Nesbo, il a des méthodes d’investigation atypiques, se heurte à sa hiérarchie, se bat avec des problèmes affectifs et se trouve même suspendu de ses fonctions suite au décès mystérieux de son adjoint. Comme l’américain Harry Bosch de Michael Connelly il a perdu sa mère dans des conditions mystérieuses et s’est retrouvé, sans vocation, dans l’armée. Vito Strega rentre donc de plain pied dans la tradition des policiers romanesques en marge de l’institution, adeptes de méthodes peu orthodoxes et animés d’une volonté sans faille de justice qui trouve son origine dans une enfance chaotique.
La personnalité du « héros » qui est l’élément essentiel de ces polars contemporains se combine toujours à une enquête principale, fil rouge du roman. Cette fois-ci il s’agit de meurtres d’une violence extrême perpétrée successivement par des adolescent(e)s de quatorze ans, meurtres a priori sans connexions. Sauf pour Vito Strega.
Contrairement aux enquêtes de Simenon, l’enquête centrale n’est pourtant plus aujourd’hui suffisante et l'autre intérêt majeur des polars actuels, est souvent l’adjonction, en filigrane, d’une intrigue secondaire, accompagnée de personnages annexes presque aussi importants que l’enquêteur. C’est ici essentiellement des femmes qu’il s’agit, de femmes avec qui Vito a du mal à composer une vie affective stable et qui nous disent beaucoup de l’inspecteur suspendu. Teresa Brusca, inspectrice amoureuse mais éconduite de Vito, Marina La Brava, enquêtrice perverse et inquiétante, Cinzia son ex-épouse et Livia la psychologue en charge d’évaluer Vito. Quatre femmes comme quatre regards extérieurs, séduits par cet énorme gaillard si mal dans sa peau.

Evoquant le mal être de jeunes, Pulixi inscrit cette fois-ci son histoire dans notre société actuelle, délaissant contes et légendes, pour un récit haletant qui ne saurait se limiter au solutionnement d’une intrigue, la plus diabolique qui soit. Habile narrateur, il pousse le lecteur à avancer rapidement vers la fin de l’ouvrage, lui donnant envie de mieux connaitre encore ce Vito Strega, dont il s’agit de la première enquête. Première et peut être dernière. Qui sait?

Conseillé par (Libraire)
17 août 2023

Du grand art

Avec Jean-Baptiste Andrea tout commence par la fin, ou tout semble commencer par la fin. Une machine à remonter le temps. Dans son magnifique précédent roman « Des diables et des saints », un homme joue du piano dans les gares. Son histoire a commencé cinquante ans plus tôt dans un orphelinat de montagne. Dans « Veiller sur elle », un homme se meurt, là aussi en haut d’une montagne, dans le Piémont. Son histoire a commencé il y a 82 ans, en 1904. C’est la fin mais lui aussi a une histoire, une histoire extraordinaire à raconter, celle de sa vie. Avant de perdre son dernier souffle il se souvient.

Il pourrait s’appeler Roméo et elle Juliette mais ce serait trop simple. Et un peu cliché. Elle se nomme Viola. Elle est une fille Orsini, la famille noble du village sur le plateau de Pietra d’Alba. Lui, qui est alors jeune et bien vivant, a pour prénom, Mimo. Mimo Vitaliani.

« Ce sera toujours toi et moi, Mimo et Viola. Mimo qui sculpte, et Viola qui vole »

Viola, vole ou essaie de voler. De voler dans les airs comme de voler de ses propres ailes dans une société où il est difficile d’être femme. Surdouée, elle appréhende le monde à l’aune de ses connaissances exceptionnelles acquises dans les livres. Indépendante, fière, elle rêve d’un siècle nouveau où les femmes auraient leur juste place.

Mimo sculpte. Fils d’un sculpteur en France, il va exercer son métier, qui deviendra son art en Italie, rejetant le nom de Francese et de ses origines. C’est son histoire qu’il nous raconte sur son lit de mort, une existence qui va le mener d’un oncle alcoolique, censé être son tuteur, à des ateliers à Florence ou à Rome, sans oublier le passage par un cirque. Elle se mêle à l’histoire de l’Italie, et à la montée du fascisme. On oublie pourtant, souvent le contexte de l’époque pour lire une histoire plus ancienne, celle de la Renaissance italienne et de la fin du XVI ème siècle tant le périple de Mimo nous renvoie aux frasques du Caravage dans les bouges romains ou florentins. On voyage dans les ateliers dans lesquels rien ne semble avoir changé depuis des siècles et il faut l’évocation des chemises brunes pour comprendre que le temps a effectivement passé.

C’est qu’il est question d’art, de tableaux de Fra Angelico, ou de sculptures de Michel Ange. De chefs d’œuvre aussi, ces statues qui font pleurer, rire, qui rendent malades ou heureux parce qu’elles possèdent un secret, celui du génie de leur créateur. La sculpture ultime de Mimo est tellement exceptionnelle qu’elle doit être protégée, mise à l’écart du monde car potentiellement dangereuse. Le sujet est pourtant classique, sans crime apparent: une Pietà, cette représentation de Marie tenant son fils Jésus-Christ sur ses genoux. Une mère aimante et son fils mort. Rien de plus. Rien de moins.

Avec ce voyage dans le temps de près d’un siècle dans l’Italie en convulsions, Jean-Baptiste Andrea écrit un roman ample, gigantesque, généreux, entre deux guerres, entre deux mondes, celui des humbles, celui des riches. Deux mondes appelés à ne pas se rencontrer mais que Mino et Viola vont réunir, en tentant de s’apprivoiser l’un et l’autre. Fresque historique, roman d’amour, « Veiller sur elle » est aussi un hymne magnifique à la création. La beauté est là dans le bloc de marbre. La sculpture existe déjà, l’artiste a un seul devoir: l’extraire de la pierre, la ressortir en y touchant le moins possible, comme l’écrivain doit laisser la plume glisser sur le papier, le plus simplement du monde. Pour laisser la poésie des mots pénétrer les interstices d'un récit initiatique aux multiples facettes.

Jean-Baptiste Andrea nous a emmené avec lui, accompagné des thèmes qui lui sont chers et commencent à former une oeuvre: religion et clergé, montagnes et paysages, poésie des lieux et vilenie des hommes. Et le Secret, celui qu’un musicien de gare avait en lui, celui que Mino à dissimuler dans sa Pietà. Secret d’un chef d’oeuvre ou secret d’une vie? Allez savoir.

Histoire d'un peuple et d'une nation de 1870 à nos jours

Futuropolis

24,00
Conseillé par (Libraire)
14 août 2023

UNE BD DOCUMENTAIRE LUDIQUE ET INSTRUCTIVE

Au commencement il y eut un documentaire sur France 2 « Histoires d’une Nation » de Françoise Davisse et Carl Aderhold. Quatre épisodes pour raconter la naissance de la nation française depuis 1870 « sous un jour différent, en y intégrant la participation des immigrés ». La Nation proclamée et revendiquée par la Révolution Française, n’existe pas réellement quand éclate la guerre de 1870. Clivée, scindée elle n’est en fait composée que d’étrangers, ceux-ci se définissant comme tous les individus ne faisant pas partie de la bourgeoisie dominante. Bretons, auvergnats, ouvriers sont ainsi des étrangers. La III ème République naissante sur les décombres d’un pays affaibli par ses divisions prend conscience de la nécessité d’une unité nationale. Commence ainsi le « Roman national », oeuvre fictive, faite pour agréger la nation, entité unie capable de lutter contre d’éventuels ennemis extérieurs. Nos ancêtres les Gaulois, l’école obligatoire pour tous, le Français contre les langues régionales, la Laïcité, se mettent en place et constituent encore aujourd’hui des socles de notre unité.

« Q’est ce qu’être Français ?» devient ainsi un leitmotiv qui traverse le siècle et demi d’histoire nationale qui nous est narrée ici avec un prolongement tacite à cette question: « qui sont ceux que l’on va qualifier d’étrangers ? ». On découvre au fil du récit chronologique, raconté ici comme une histoire, que ces définitions de français et d’étrangers vont changer régulièrement selon les besoins de l’Etat. Nécessités ou non de main d’oeuvre, taux de natalité suffisant ou pas, vont guider les gouvernements successifs à encourager, ou pas ,la venue sur le territoire hexagonal de populations étrangères. Ainsi les conditions d’attribution de la nationalité française vont varier du « droit du sol » au « droit du sang », et inversement, le tout caché derrière un vernis idéologique opportuniste qui dissimule souvent des nécessités économiques.

A la prise en considération économique et démographique de cette main d’oeuvre étrangère, s’ajoute un troisième facteur, politique et idéologique: la haine de l’immigré et son corollaire immédiat, le racisme. C’est le mythe de la France Eternelle inventé artificiellement à la fin du XIX ème siècle qui ressurgit utilement pour justifier le repli de la nation sur elle même. Elles s’accompagne parfois de fumeuses théories scientifiques faites pour justifier le racisme. Sébastien Vassant par des intermèdes instructifs, rappelle ces idéologies nauséeuses et leurs porte-paroles historiques.

« L’ étranger », change lui aussi fréquemment. Fini le breton et Bécassine, c’est désormais l’allemand, honni, qui sert de point de départ au fondement du nationalisme, auquel succéderont le « macaroni, le « Polack", l'espagnol,
l'arabe.

A ce récit historique, le dessinateur ajoute quelques courts témoignages de personnalités ou d’anonymes, montre par des détails de la vie quotidienne que la France se construit chaque jour en amalgamant des idées et des individus différents. Il personnalise ainsi un récit global historique et lui donne une touche humaniste importante.

Un quart de la population française actuelle trouve ses racines dans les pays étrangers, ce que la Bd précise utilement en citant nombre de personnalités de tous ordres d’origine étrangère de Marie Curie en passant par Yves Montand Georges Charpak ou Robert Badinter. Malgré cela, à chaque fait divers, à chaque élection, l’immigration devient un sujet majeur. La lecture plaisante de cet ouvrage didactique, rappelle pourtant combien ces flux migratoires sont souvent au départ désirés et encouragés avant de devenir encombrants quand l’économie n’en a plus besoin. On voudrait gérer la vie d’hommes et de femmes, comme des marchandises. Quitte parfois à ce cacher les yeux ou à laisser s’exercer la haine de ce qui n’est pas soi.

Un monde a soi

Ouvrage Collectif Parisi Chiara (Dir.)

Centre Pompidou Metz

Conseillé par (Libraire)
27 juin 2023

UNE ARTISTE A (RE)DECOUVRIR

Suzanne Valadon, jeune fille arrivée avec sa mère du Limousin à la Butte Montmartre, fut dès l’âge de 15 ans un modèle inspirant pour Renoir, Puvis de Chavannes ou Toulouse Lautrec. Quelques années plus tard, elle devint la maman d’un peintre bientôt plus célèbre qu’elle, Maurice Utrillo. C’est souvent ainsi que l’on définit Suzanne Valadon. Modèle puis mère. Comme souvent l’histoire de l’art, masculinisée à outrance, a oublié l’artiste peintre importante de cette époque charnière de la fin du XIX ème siècle et du début du XX ème siècle. C’est Degas, artiste misogyne s’il en est, qui l’intronisa un jour en voyant ses dessins: « Désormais, vous êtes des nôtres » aurait il déclaré un jour à celle qu’il appelait « Terrible Maria », Suzanne étant le prénom fictif, choisi par Toulouse Lautrec. C’est bien d’abord le trait, noir et épais, qui définit en effet la peintre à ses débuts, un trait sûr qui délimitera plus tard les corps avec précision quand les couleurs seront posées sur des toiles.
Elle qui rêva, jeune d’être artiste de cirque, écuyère, va faire du corps sa principale source d’inspiration et ce sont ces nues qui éblouissent, des nues débarrassés de regards masculins portés vers le désir, l’esthétisme de corps divinisés. Les nues de Suzanne Valadon sont réalistes, sans apprêts ni poses langoureuses. Les seins sont lourds, les hanches larges et ne cherchent pas l’exhibition ou la dissimulation. Les corps sont présents, c’est tout. Cette volonté de traduire la réalité brute on la retrouve dans ses magnifiques autoportraits, dont celui de la couverture du catalogue, reproduit comme un manifeste pictural: j’ai mon âge (65 ans), et je suis telle quelle, comme vous me voyez. A la manière de Rembrandt, Valadon, veut saisir le passage du temps. Ce précepte elle l’applique à elle même comme à ses modèles qui ne sont ni enlaidies, ni magnifiées mais aussi à ces portraits de commande sans complaisance et dont on se demande comment ils ont été reçus par leurs commanditaires. Elle peint aussi quelques nus masculins, là aussi sans « prescriptions culturelles », puisque c’est avec ces corps non dissimulés qu’elle vit depuis son arrivée à Paris.

A contempler ces tableaux réunis on a le sentiment que Valadon, totalement autodidacte, fut une éponge à sa façon d’absorber les thèmes partagés par les artistes de sa génération mais aussi dans sa manière de poser les touches sur la toile. On retrouve Matisse et ses tissus et draperies, les aplats des nabis, les poses marmoréennes et les touches de Cézanne, l’absence de perspective, les rose et les traits noirs de Gauguin. Dire et écrire cela ne réduit pas le talent de Valadon qui n’agit pas comme une vulgaire copiste.

On se dit qu’une nouvelle exposition reste à faire comme elle fut le cas avec celle consacrée à Picasso et aux Grands Maîtres, ou celle de Joan Mitchell et Monet, une exposition mettant en parallèle les oeuvres de Suzanne Valadon avec celles de ces contemporains.

« Mon oeuvre? Elle est finie (…). Vous la verrez peut être un jour, si quelqu’un se soucie jamais de me rendre justice » avait elle déclaré à la fin de sa vie. Ce catalogue lui rend cette justice qu’elle espérait. Et qu’elle mérite.