Eric R.

Conseillé par (Libraire)
6 novembre 2022

Au sommet !

C’est une couverture qui parle aux lecteurs de Rochette: la silhouette d’un animal, une crête, un sommet en arrière plan et ce ciel uniformément bleu, le « Bleu Rochette », celui de Ailefroide ou le Loup. Avec La Dernière Reine, le dessinateur grenoblois élargit son domaine. La montagne est présente, fil conducteur obligatoire mais Rochette fait comme si il osait une première par une face encore non gravie, celle d’un amour entre une femme et un homme. Pour réussir cette ascension il fallait rencontrer une femme, l’histoire d’une femme. Dans la réalité elle s’appelait Jane Poupelet (1874-1932). Dans la BD elle s’appelle Jeanne Sauvage. Elle est sculptrice animalière à Paris. Lui s’appelle Edouard Roux, il est une gueule cassée de 14-18. Elle répare avec des masques les visages des hommes défigurés. Il est un sauvageon du Vercors élevé par sa mère. Il monte à Paris avec son sac sur la tête. Sous ses doigts à elle, le sac devient voile et un visage est retrouvé.
Jeanne va faire découvrir à Edouard le monde de l’art, Edouard va emmener Jeanne dans le Vercors cette région où en 1898 fut tué le dernier ours, la dernière reine, la région d’une forêt primaire, le lieu d’un retour possible à la vie primitive.

L’auteur, contrairement à ses albums précédents, ouvre de multiples portes mais sans jamais perdre le lecteur. La noirceur côtoie le regret d’un monde perdu mais le peintre ne donne pas de leçon morale. Il donne à voir les espaces infiniment beaux et nous amène à réfléchir à notre rapport à la nature.

Rochette n’est pas du genre à minauder, à faire semblant, aussi le croit-on totalement quand il dit que c’est l’écriture du récit et des dialogues qui le passionnent, que son plaisir principal est là, à cet instant de la création et que le passage au dessin est « besogneux », difficile. Obligé de le croire certes mais pas obligé de le suivre. Le dessin de Rochette est au diapason de ses récits et comment pourrait on reléguer au second rang ces pages silencieuses, pas indispensables a priori, qui montrent en quatre cases panoramiques le coucher et le lever du soleil sur les cimes? Le silence, l’absence totale de mots et pourtant l’expression par le dessin, la couleur, d’un moment de grâce indicible.

« Fais de moi un nuage » demande Jeanne à Edouard mais aussi à Rochette, le peintre, qui va s’exécuter pour nous dans des pages sublimes.

A travers l’omniprésence imposante de l’Ourse, Rochette nous ramène aux origines, aux grottes rupestres, à l’animisme quand l’esprit des hommes et des animaux se confondait, quand les forêts n’étaient pas plantées pour faire des planches de cercueils. Dans les face à face nombreux et silencieux ce sont les regards des ours, des cerfs, des aigles qui nous percent, nous dévoilent et nous figent.

Le livre terminé, on a lu d’un trait l’histoire, il nous reste aussi en mémoire les images magnifiques d’un couple uni, mélangé, absorbé dans la glaise d’une sculpture. Texte et images, Rochette réussit ici la fusion de deux expressions qu’il maitrise au plus haut point pour en faire une oeuvre rare.

Conseillé par (Libraire)
20 octobre 2022

Onirique et poétique

« Il était une fois … ». Imaginez vous revenir en enfance, le soir sous la couette. Votre papa ou votre maman vous lisent un livre, un conte probablement. Zizi Cabane débute un peu comme cela, une impression de fable. D’abord une famille: une maman, un papa et trois enfants, comme une famille d’ogres sauf que tous les cinq sont gentils. Au contraire ils les aiment et leur donnent leurs prénoms non pas à la naissance mais quand ils ont un peu vécu: Chiffon, Béguin et Zizi Cabane.
Et puis il y a la forêt, les collines, et la maison. Un jour la maman, Odile, disparait sans raison et la maison prend l’eau, une source l’envahit et la famille doit rejoindre le cabanon au bas du terrain. La vie est chamboulée. On ne peut plus vivre comme avant.

Souvent c’est la plus jeune, Zizi Cabane, qui raconte du haut de sa petite enfance. Béguin ajoute parfois son grain de sel. Comme son père, Ferment. Ou O, la mère devenue élément liquide qui observe tout. Mais on ne se perd pas, on sinue entre les émotions des membres de la famille, on cherche la lumière dans les rivières souterraines. Et puis … Et puis c’est tout. On ne raconte pas la poésie. On ne l’explique pas. On n’explique pas la magie des images, de la végétation qui envahit tout. On ne raconte pas Chiffon qui trace sur des chiffons usagés des cartes magnifiques. On ne parle pas du père qui creuse la nuit pour extraire la boule qui l’étouffe depuis la disparition de sa femme. Sinon à quoi cela servirait les livres? Et les magnifiques romans comme celui-ci?

« Il était une fois »… un livre poétique et magnifique capable de vous emmener ailleurs. Aux frontières du réel et de l’imaginaire.

Bérengère Cournut qui écrit des romans depuis plus de vingt années a connu un immense succès avec son ouvrage précédent « De pierre et d’os ». Elle poursuit son cheminement avec sa manière unique de nous prendre par la main dans son univers qui lui est si propre, celui de la nature, celui de personnages féminins en route pour combler la perte d’un proche. Avec Zizi Cabane, elle nous fait partager sa vision animiste du monde, la recherche de forces telluriques naturelles supérieures à nos existences. La Nature, comme le vent qui refroidit le corps et le coeur de Zizi, relie les personnages de la famille qui s’est élargie, pour les aider à accepter le deuil.

On se laisse embarquer par le courant, on se blottit sous la couette, on regarde le dessin exceptionnel de la couverture, on tend l’oreille pour écouter la suite: « Il était une fois »… un livre poétique et magnifique capable de vous emmener ailleurs. Aux frontières du réel et de l’imaginaire.

Conseillé par (Libraire)
5 octobre 2022

Sombre et lumineux : magistral

Monica Sabolo nous raconte le marécage de sa vie qui prend l’eau comme son appartement inondé en permanence. Il faut alors qu’elle trouve un sujet facile, loin d’elle -même et de ses préoccupations maussades. Un éclair, une émission de radio et elle trouve son sujet qui tient en deux mots : « Action directe », groupe terroriste d’extrême gauche qui assassinera notamment Georges Besse, PDG de Renault le 17 novembre 1986. « J’allais écrire un truc facile et spectaculaire, rien n’était plus éloigné que cette histoire là ». Un hasard total, du moins c’est ce que croit l’autrice mais choisit on un sujet vraiment par hasard? Très vite en épluchant les journaux de l’époque, en retrouvant un enquêteur, en surfant sur le net, en fouillant des documents photographiques, jusqu’à la névrose, une évidence nouvelle s’impose à l'auteure: « Je ne savais pas encore que les années Action directe étaient faites de tout ce qui me constitue: le silence, le secret et l’écho de la violence ».

Commence alors un double récit, en parallèle, celui de l’enquête sur le mouvement d’extrême gauche, celui de sa vie depuis les mystères de sa naissance à Milan, deux récits a priori sans aucun rapport, deux récits qui finissent pourtant par s’enchâsser l’un dans l’autre, deux vies clandestines dans l’ombre du secret, du mystère. D’un côté Nathalie Ménigon, Joëlle Aubron et leurs comparses révolutionnaires, de l’autre Monica Sabolo et sa famille. Des deux côtés une récurrence: la violence.
Ces deux voix qui se rejoignent sur des questionnements identiques. Que faire de la violence? Qui sont les êtres qui nous entourent? Qu’est ce que le pardon?
Un livre bouleversant où la résilience tente, grâce à la puissance de la littérature, de trouver sa place.

Eric

Stéphane Émond

Table Ronde

16,00
Conseillé par (Libraire)
24 septembre 2022

TENDRE ET DOUX COMME LE SOUVENIR

Argonne: c’est une région de France située à l’est du bassin parisien qui côtoie les départements de la Marne, de la Meuse, des Ardennes. C’est surtout une région associée à la guerre, celle d’Attila et de la révolution française, celle de 14-18 comme de la seconde guerre mondiale. Lieux de combats féroces près de Verdun, lieux éphémères de fuites et d’exode en 1940. C’est au cours de cet exode que Stéphane Emond a perdu sa grand mère abattue par la mitraille d’un avion allemand. Quatre vingts ans plus tard, il retourne sur les lieux familiers et familiaux du drame et égrène alors au cours de son voyage des villes ou des lieux-dits comme les perles d’un chapelet: Passavant en Argonne, Vendeuvre sur Barse, Bissey la Pierre ou encore Bar sur Seine. Des noms comme des moments de mémoire, des noms susceptibles de faire resurgir des silhouettes aperçues sur une photo d’époque, de faire reculer le temps. Et de dire la douleur d’un homme qui a perdu sa mère puis sa soeur sous ses yeux et choisi le silence

En voiture, de petites étapes en petites étapes, l’auteur refait ce parcours de l’exode et recherche des murs, des portes, qui renvoient à une période pas si éloignée où les fils fabriquaient eux mêmes les cercueils de leurs pères et où la fine alliance du défunt offerte au petit fils devinait un témoin de passage.

« L’alliance (…) me montrait une route, j’attendis trente ans avant de l’emprunter. Elle passait par les caves, les cimetières, les chemins forestiers, les scieries et les ateliers de menuiserie ».

On suit alors discrètement le voyageur, notre oeil au dessus de son épaule. On rentre dans des maisons silencieuses porteuses d’histoires qui demeureront à jamais inconnues, on aperçoit le propriétaire de dos, on le laisse à ses souvenirs, et on sort comme on est rentré: discrètement, sur la pointe des pieds. Sur la pointe des mots.

Stéphane Emond ne nous propose pas une enquête, une reconstitution des faits, même si il essaie à travers les rares documents écrits en sa possession de revivre ces instants dramatiques. Il nous convie plutôt à un pèlerinage laïc où les calvaires sont des étangs, des rivières, des arbres sous la pluie. Tous ces endroits qui nous constituent à notre insu, ces lieux de notre enfance inséparables de nos vies.

Au fil des pages, on comprend peu à peu le changement de civilisation qui s’est déroulé en quelques décennies, on saisit le temps qui a passé.

« Argonne » est un petit livre que l’on a envie de garder dans sa poche et d’en lire quelques pages, au hasard, en marchant le long d’un chemin d’Argonne ou d’ailleurs.

16,50
Conseillé par (Libraire)
16 septembre 2022

Une prose poétique

Il est une photo célèbre: elle représente Marcel Duchamp jouant aux échecs avec une femme nue comme adversaire. Cette photo, d’ailleurs évoquée dans le roman, ressemble à une métaphore du texte de Antoine Choplin. De jeu d’échec il en est beaucoup question au cours de ce texte bref et délicat. De désir aussi. D’amour beaucoup. Et d’Italie enfin, de Rome plus précisément. Cela tombe bien : « une partie italienne » c’est justement une ouverture classique de jeu d’échec.

Antoine Choplin crée de la poésie avec de la prose. Comme le déplacement d’une pièce sur l’échiquier, il place ses mots juste au dessus du plateau, juste au dessus de la vie et sans grands gestes, silencieusement, il nous fait avancer dans l’histoire et atteindre des sentiments forts: la mémoire, le souvenir, la fidélité, le désir, l’amour, la tendresse. On chemine avec le couple dans les rues de Rome, on frémit sous leurs caresses silencieuses qui deviennent parfois désir brutal. Le texte joue ainsi par séquences, par ruptures, avec nous, surpris de cette succession d’images qui s’empilent les unes sur les autres.

Chronique complète :

Il est une photo célèbre: elle représente Marcel Duchamp jouant aux échecs avec une femme nue comme adversaire. Cette photo, d’ailleurs évoquée dans le roman, ressemble à une métaphore du texte de Antoine Choplin. De jeu d’échec il en est beaucoup question au cours de ce texte bref et délicat. De désir aussi. D’amour beaucoup. Et d’Italie enfin, de Rome plus précisément. Cela tombe bien: « une partie italienne » c’est justement une ouverture classique de jeu d’échec.

On est au début du printemps place Campo de’Fiori. Un homme, Gaspar, artiste parisien plasticien reconnu est assis à une table de café. Des joueurs inconnus s’installent en face de lui et perdent. Gaspar ne rêve que de profiter de la saison naissante. Un jour, une silhouette féminine s’assied, elle s’appelle Marya, elle vient de Hongrie. Et elle gagne près de la statue de Giordano Bruno, un frère dominicain, scientifique et brûlé pour ses théories minoritaires, moine symbole de la liberté de pensée et de la supériorité de la raison sur la croyance.

Gaspar et Marya vont se revoir, jouer de nouveau, errer dans Rome, s’aimer et regarder de leur chambre un couple danser le tango, rendre visite à un vieux prêtre aveugle. On ne résume pas un roman de Antoine Choplin qui passe avec une finesse rarement connue de thème en thème mais laisse au lecteur un goût doux et tendre de bonheur de vivre.

Quand interviennent des références à l’histoire, à la seconde guerre mondiale et à la Shoah, notamment lorsque Marya dévoile à Gaspar la raison principale de sa présence dans la capitale italienne, on pense au texte Le Joueur d’Echecs de Stefan Zweig, qui dénonce le nazisme triomphant lors d’une partie jouée au cours d’une croisière.

Antoine Choplin crée de la poésie avec de la prose. Comme le déplacement d’une pièce sur l’échiquier, il place ses mots juste au dessus du plateau, juste au dessus de la vie et sans grands gestes, silencieusement, il nous fait avancer dans l’histoire et atteindre des sentiments forts: la mémoire, le souvenir, la fidélité, le désir, l’amour, la tendresse. On chemine avec le couple dans les rues de Rome, on frémit sous leurs caresses silencieuses qui deviennent parfois désir brutal. Le texte joue ainsi par séquences, par ruptures, avec nous, surpris de cette succession d’images qui s’empilent les unes sur les autres.

Le lecteur assidu de Choplin retrouvera là son goût des échecs, présents avec la musique et l’art dans chacun de ses ouvrages et sera interpellé par des références scientifiques rappelant la formation d’origine de l’auteur, mais une nouvelle fois il sera surpris par le non-dit, le silence qui laissera à chacun le loisir par exemple de mettre ses propres phrases sur les sentiments de Gaspar à l’égard de Marya. L’espace autour des mots de Choplin est large et presque infini, les situations sont décrites avec précisions, jamais les sentiments. L’écrivain joue avec nous, il nous tend des pistes, nous propose des mouvements, nous place sur la défensive, nous invite à réfléchir sur des mots qu’il tait, il nous laisse rêveur au bord de la table et nous offre une seule solution: lui tendre la main non pour admettre notre défaite mais pour admirer son talent.